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Daniel Pennac.

DélinquanceCe qu’ils en disent – Daniel Pennac

La naissance de la délinquance

Chagrin d’école

Ce qui se passe dans la tête du cancre, de celui « qui ne comprend jamais rien», quand il finit par se percevoir à travers  le regard que les autres, les «nantis du savoir », posent sur lui …

Voilà ce que nous donne à lire Daniel Pennac, entre humour et émotion, dans « Chagrin d’école»  (paru chez Gallimard), dont nous vous présentons ci-dessous un extrait :

Une constante pédagogique : à de rares exceptions près, le vengeur solitaire (ou le chahuteur sournois, c’est une question de point de vue) ne se dénonce jamais. Si un autre que lui a fait le coup, il ne le dénonce pas davantage. Solidarité ? Pas sûr. Une sorte de volupté, plutôt, à voir l’autorité s’épuiser en enquêtes stériles.

Que tous les élèves soient punis – privés de ceci ou de cela – jusqu’à ce que le coupable se livre ne l’émeut pas.

Bien au contraire, on lui fournit par là l’occasion de se sentir partie prenante de la communauté, enfin ! Il s’associe à tous pour juger « dégueulasse » de faire « payer » tant d’« innocents » à la place d’un seul « coupable ».

Stupéfiante sincérité ! Le fait qu’il soit le coupable en question n’entre plus, à ses yeux, en ligne de compte.

En punissant tout le monde l’autorité lui a permis de changer de registre : nous ne sommes plus dans l’ordre des faits, qui regarde l’enquête, mais sur le terrain des principes ; or, en bon adolescent qu’il est, l’équité est un principe sur lequel il ne transige pas.-    « Ils ne trouvent pas qui c’est, alors ils nous font tous payer, c’est dégueulasse ! »

Qu’on le traite de lâche, de voleur, de menteur ou de quoi que ce soit d’autre, qu’un procureur tonitruant déclare publiquement tout le mépris où il tient les affreux de son espèce qui « n’ont pas le courage de leurs actes » ne le touche guère.

D’abord parce qu’il n’entend là que la confirmation de ce qu’on lui a mille fois répété et qu’il est d’accord sur ce point avec le procureur (c’est même un plaisir rare, cet accord secret : « Oui, tu as raison, je suis bien le méchant que tu dis, pire même, si tu savais … »)

Et ensuite parce que le courage d’aller accrocher les trois soutanes du préfet de discipline au sommet du paratonnerre, par exemple, ce n’est pas le procureur qui l’a eu, ni aucun autre élève ici présent, c’est bien lui, et lui seul, au plus noir de la nuit, lui dans sa nocturne et désormais glorieuse solitude.

Pendant quelques heures, les soutanes ont fait au collège un noir drapeau de pirate et personne, jamais, ne saura qui a hissé ce pavillon grotesque.Et si on accuse quelqu’un d’autre à sa place, ma foi, il se tait encore, car il connaît son monde et sait très bien (avec Claudel, qu’il ne lira pourtant jamais) qu’ « on peut aussi mériter l’injustice ».

Il ne se dénonce pas. C’est qu’il s’est fait une raison de sa solitude et qu’il a enfin cessé d’avoir peur. Il ne baisse plus les yeux. Regardez-le, il est le coupable au regard candide. Il a enfoui dans son silence ce plaisir unique : personne ne saura, jamais ! Quand on se sent de nulle part, on a tendance à se faire des serments à soi-même.

Mais ce qu’il éprouve, par-dessus tout, c’est la joie sombre d’être devenu incompréhensible aux nantis du savoir qui lui reprochent de ne rien comprendre à rien. Il s’est découvert une aptitude, en somme : faire peur à ceux qui l’effrayaient ; il en jouit intensément.

Personne ne sait ce dont il est « capable », et c’est bon.

La naissance de la délinquance, c’est l’investissement secret de toutes les facultés de l’intelligence dans la ruse.

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