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Victor Hugo.

Délinquance – Ce qu’ils en disent – Victor Hugo

Victor Hugo : Jean Valjean

Il n’est nul besoin de présenter Les Misérables. Mais un aspect nous intéresse ici : en filigrane de ce roman que l’on lit encore aujourd’hui, que l’on étudie dans les cours de littérature, dont apparaissent régulièrement de nouvelles adaptations cinématographiques, Victor Hugo développe sa propre vision des questions de délinquance, du lien entre celle-ci et la misère. Il donne son point de vue sur la répression et sur la réhabilitation, même si ces termes sont d’un usage relativement récent et n’appartiennent pas à son vocabulaire. Toutes ces questions ne sont pas une facette mineure du roman, elles en constituent le ressort et, dès les premiers chapitres, la rencontre entre l’évêque et le forçat donne le ton. Peut-on résister à l’intérêt…et au plaisir de quelques extraits ?Il n’est nul besoin de présenter Les Misérables. Mais un aspect nous intéresse ici : en filigrane de ce roman que l’on lit encore aujourd’hui, que l’on étudie dans les cours de littérature, dont apparaissent régulièrement de nouvelles adaptations cinématographiques, Victor Hugo développe sa propre vision des questions de délinquance, du lien entre celle-ci et la misère. Il donne son point de vue sur la répression et sur la réhabilitation, même si ces termes sont d’un usage relativement récent et n’appartiennent pas à son vocabulaire. Toutes ces questions ne sont pas une facette mineure du roman, elles en constituent le ressort et, dès les premiers chapitres, la rencontre entre l’évêque et le forçat donne le ton. Peut-on résister à l’intérêt…et au plaisir de quelques extraits ?


III  HÉROÏSME DE L’OBÉISSANCE PASSIVE

La porte s’ouvrit. Elle s’ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu’un la poussait avec énergie et résolution.

Un homme entra.

Cet homme, nous le connaissons déjà. C’est le voyageur que nous avons vu tout à l’heure errer cherchant ci un gîte.

Il entra, fit un pas, et s’arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l’épaule, son bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée l’éclairait. Il était hideux. C’était une sinistre apparition.

Madame Magloire n’eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante.

Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l’homme qui entrait et se dressa à demi d’effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarder son frère et son visage redevint profondément calme et serein.

L’évêque fixait sur l’homme un œil tranquille.

Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu’il désirait, l’homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l’évêque parlât, dit d’une voix haute :

– Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche depuis Toulon. Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé à cause de mon passeport jaune que j’avais montré à la mairie. Il avait fallu. J’ai été à une autre auberge. On m’a dit: Va-t-en ! Chez l’un, chez l’autre.

‘Personne n’a voulu de moi. J’ai été à la prison, le guichetier n’a pas ouvert. J’ai été dans la niche d’un chien.
Ce chien m’a mordu et m’a chassé, comme s’il avait été un homme. On aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n’y avait pas d’étoile. J’ai pensé qu’il pleuvrait, et qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver le renfoncement d’une porte. Là, dans la place, j’allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m’a montré votre maison et m’a dit: Frappe là. J’ai frappé. Qu’est-ce que c’est ici ? Etes-vous une auberge ? J’ai de l’argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j’ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu’est-ce que cela me fait ? j’ai de l’argent. Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j’ai bien faim. Voulez-vous que je reste ?

– Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus.

L’homme fit trois pas et s’approcha de la lampe qui était sur la table. -Tenez, reprit-il, comme s’il n’avait pas bien compris, ce n’est pas ça. Avez-vous entendu ? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des galères. – Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu’il déplia. -Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire ? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu’on a mis sur le passeport: « Jean Valjean, forçat  libéré, natif de… -cela vous est égal… -Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux.» -Voilà! Tout le monde m’a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous ?

Est-ce une auberge ? Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? avez-vous une écurie ?

– Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de l’alcôve.

Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l’obéissance des deux femmes.

Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L’évêque se tourna vers l’homme.

– Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous, allons souper dans un instant, et l’on fera votre lit pendant que vous souperez.

Ici l’homme comprit tout à fait. L’expression de son visage, jusqu’alors sombre et dure, s’empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou : -Vrai ? quoi ? vous me gardez ? Vous ne me chassez pas! un forçat ! Vous m’appelez monsieur ! Vous ne me tutoyez pas ! Va-t-en, chien ! Qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suis. Oh ! La brave femme qui m’a enseigné ici ! Je vais souper ! Un lit ! Un lit avec des matelas et des draps! Comme tout le monde ! il y a dix-neuf ans que je n’ai couché dans un lit ! Vous voulez bien que je ne m’en aille pas ! Vous êtes de dignes gens ! D’ailleurs j’ai de l’argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l’aubergiste, comment vous appelez-vous ? Je payerai tout ce qu’on voudra. Vous êtes un brave homme. Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas ?

– Je suis, dit l’évêque, un prêtre qui demeure ici.

– Un prêtre! reprit l’homme. Oh ! un brave homme de prêtre ! Alors vous ne me demandez pas d’argent ? Le curé, n’est-ce pas ? le curé de cette grande église ? Tiens ! C’est vrai, que je suis bête ! je n’avais pas vu votre calotte!

Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, et il s’était assis. Mademoiselle Baptistine le considérait avec douceur. Il continua:

– Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n’avez pas de mépris. C’est bien bon un bon prêtre. Alors vous n’avez pas besoin que je paye ?

– Non, dit l’évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous ? ne m’avez-vous pas dit cent neuf francs ?

– Quinze sous, ajouta l’homme.

– Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à gagner cela ?

– Dix-neuf ans. – Dix-neuf ans !

L’évêque soupira profondément.

L’homme poursuivit:

– J’ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n’ai dépensé que vingt-cinq sous que j’ai gagnés en aidant à décharger des voitures à Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne. Et puis un jour j’ai vu un évêque. Monseigneur, qu’on appelle. C’était l’évêque de la Majore, à Marseille. C’est le curé qui est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c’est si loin ! -Vous comprenez, nous autres ! – Il a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n’entendions pas. Voilà ce que c’est qu’un évêque.

Pendant qu’il parlait, l’évêque était allé pousser la porte qui était restée toute grande ouverte.

Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu’elle mit sur la table.

– Madame Magloire, dit l’évêque, mettez ce couvert le plus près possible du feu. -Et se tournant vers son hôte: -Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid, monsieur?

Chaque fois qu’il disait ce mot monsieur; avec sa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage de l’homme s’illuminait. Monsieur à un forçat, c’est un verre d’eau à un naufragé de la Méduse. L’ignominie a soif de considération.

– Voici, reprit l’évêque, une lampe qui éclaire bien mal.

Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d’argent qu’elle posa sur la table tout allumés.

-Monsieur le curé, dit l’homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas caché d’où je viens et que je suis un homme malheureux.

L’évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main. -Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, mais s’il a une douleur. Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous.

Qu’ai-je besoin de savoir votre nom? D’ailleurs, avant que vous me le dissiez, vous en avez un que je savais.

L’homme ouvrit des yeux étonnés.

– Vrai ? Vous saviez comment je m’appelle ?

– Oui, répondit l’évêque. Vous vous appelez mon frère.

(…)

Place pour une courte parenthèse. C’est la seconde fois que, dans ses études sur la question pénale et sur la damnation par la loi, l’auteur de ce livre rencontre le vol d’un pain, comme point de départ du désastre d’une destinée. Claude Gueux avait volé un pain ; Jean Valjean avait volé un pain. Une statistique anglaise constate qu’à Londres quatre vols sur cinq ont pour cause immédiate la faim.

Jean Valjean était entré au bagne sanglotant et frémissant; il en sortit impassible. Il y était entré désespéré ; il en sortit sombre.

Que s’était-il passé dans cette âme?

VII  LE DEDANS DU DÉSESPOIR

Essayons de le dire. Il ne faut bien que la société regarde ces choses puisque c’est elle qui les fait. C’était, nous l’avons dit, un ignorant; mais ce n’était pas un imbécile. La lumière naturelle était allumée en lui. Le malheur, qui a aussi sa clarté, augmenta le peu de jour qu’il y avait dans cet esprit. Sous le bâton; sous la chaîne, au cachot, à la fatigue, sous l’ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience et réfléchit.

Il se constitua tribunal. Il commença par se juger lui-même. Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement puni. Il s’avoua qu’il avait commis une action extrême et blâmable; qu’on ne lui eût peut-être pas refusé ce pain s’il l’avait demandé; que dans tous les cas il eût mieux valu l’attendre, soit de la pitié, soit du travail ; que ce n’est pas tout à fait une raison sans réplique de dire: peut-on attendre quand on a faim? Que d’abord il est très rare qu’on meure littéralement de faim; « . ensuite que, malheureusement ou heureusement, l’homme est ainsi fait qu’il peut souffrir longtemps et : beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir; qu’il fallait donc de la patience; que cela eût mieux valu ,même pour ces pauvres petits enfants; que c’était un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif, de prendre violemment au collet la société tout entière et de se figurer qu’on sort de la misère par le vol; que c’était, dans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misère que celle par où l’on entre dans l’infamie; enfin qu’il avait eu tort. Puis il se demanda s’il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire? Si d’abord ce n’était pas une chose grave qu’il eût, lui travailleur, manqué de travail, lui laborieux, manqué de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouée, le châtiment n’avait pas été féroce et outré. S’il n’y avait pas plus d’abus de la part de la loi dans la peine qu’il n’y avait eu d’abus de la part du coupable dans la faute. S’il n’y avait pas excès de poids dans un des plateaux de la balance, celui où est l’expiation. Si la surcharge de la peine n’était point l’effacement du délit, et n’avait pas à ce résultat: de retourner la situation, de remplacer la faute du délinquant par la faute de la répression, de faire du coupable la victime et du débiteur le créancier, et de mettre définitivement le droit du côté de celui-là même qui l’avait violé. Si cette peine, compliquée des aggravations successives pour les tentatives d’évasion, ne finissait pas par être une sorte d’attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la Société sur l’individu, un crime qui recommençait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans.

Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance déraisonnable, et dans l’autre cas sa prévoyance impitoyable, et de saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de travail, excès de châtiment. S’il n’était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément ses membres les plus mal dotés dans la répartition de biens que fait le hasard, et par conséquent les plus dignes de ménagements.

Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna.

Il la condamna à sa haine. Il la fit responsable du sort qu’il subissait, et se dit qu’il n’hésiterait peut-être pas à lui en demander compte un jour. Il se déclara à lui-même qu’il n’y avait pas équilibre entre le dommage qu’il avait causé et le dommage qu’on lui causait; il conclut enfin que son châtiment n’était pas, à la vérité, une injustice, mais qu’à coup sûr c’était une iniquité.

La colère peut être folle et absurde; on peut être irrité à tort; on n’est indigné que lorsqu’on a raison au fond par quelque côté. Jean Valjean se sentait indigné.

Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal. Jamais il n’avait vu d’elle que ce visage courroucé qu’elle appelle sa justice et qu’elle montre à ceux qu’elle frappe. Les hommes ne l’avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa sœur, jamais il n’avait rencontré une parole amie et un regard bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu à peu à cette conviction que la vie était une guerre; et que dans cette guerre il était le vaincu. Il n’avait d’autre arme que sa haine. Il résolut de l’aiguiser au bagne et de l’emporter en s’en allant.
Il y avait à Toulon une école pour la chiourme tenue par des frères ignorantins où l’on enseignait le plus nécessaire à ceux de ces malheureux qui avaient de la bonne volonté. Il fut du nombre des hommes de bonne volonté. Il alla à l’école à quarante ans, et apprit à lire, à compter. Il sentit que fortifier son intelligence c’était fortifier sa haine. Dans de certains cas, l’action et la lumière peuvent servir de rallonge au mal. Cela est triste à dire, après avoir jugé la société qui fait son malheur, il jugea la providence qui avait société.

Il la condamna aussi.

(…)

XI  CE QU’IL FAIT

Jean Valjean écouta. Aucun bruit.
Il poussa la porte.
Il la poussa du bout du doigt, légèrement, avec cette douceur furtive et inquiète d’un chat qui veut entrer.

La porte céda à la pression et fit un mouvement imperceptible et silencieux qui élargit un peu l’ouverture.

Il attendit un moment, puis poussa la porte une seconde fois, plus hardiment.

Elle continua de céder en silence. L’ouverture était assez grande maintenant pour qu’il pût passer. Mais il y avait près de la porte une petite table qui faisait avec elle un angle gênant et qui barrait l’entrée. Jean Valjean reconnut la difficulté. Il fallait à toute force que l’ouverture fût encore élargie.

Il prit son parti, et poussa une troisième fois la porte, plus énergiquement que les deux premières. Cette fois il y eut un gond mal huilé qui jeta tout à coup dans cette obscurité un cri rauque et prolongé.

Jean Valjean tressaillit. Le bruit de ce gond sonna dans son oreille avec quelque chose d’éclatant et de formidable comme le clairon du jugement dernier.

Dans les grossissements fantastiques de la première minute, il se figura presque que ce gond venait de s’animer et de prendre tout à coup une vie terrible, et qu’il aboyait comme un chien pour avertir tout le monde et réveiller les gens endormis.

Il s’arrêta, frissonnant, éperdu, et retomba de la pointe du pied sur le talon. Il entendait ses artères battre dans ses tempes comme deux marteaux de forge, et il lui semblait que son souffle sortait de sa poitrine avec le bruit du vent qui sort d’une caverne. Il lui paraissait impossible que l’horrible clameur de ce gond irrité n’eût pas ébranlé toute la maison comme une secousse de tremblement de terre; la porte, poussée par lui, avait pris l’alarme et avait appelé; le vieillard allait se lever, les deux vieilles femmes allaient crier, on viendrait à l’aide; avant un quart d’heure, la ville serait en rumeur et la gendarmerie sur pied. Un moment il se crut perdu. Il demeura où il était, pétrifié comme la statue de sel, n’osant faire un mouvement.

Quelques minutes s’écoulèrent. La porte s’était ouverte toute grande. Il se hasarda à regarder dans la chambre. Rien n’y avait bougé. Il prêta l’oreille. Rien ne remuait dans la maison. Le bruit du gond rouillé n’avait éveillé personne.

Ce premier danger était passé, mais il y avait encore en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas pourtant. Même quand il s’était cru perdu, il n’avait pas reculé. Il ne songea plus qu’à finir vite. Il fit un pas et entra dans la chambre.

Cette chambre était dans un calme parfait. On y distinguait çà et là des formes confuses et vagues qui, au jour, étaient des papiers épars sur une table, des in-folio ouverts, des volumes empilés sur un tabouret, un fauteuil chargé de vêtements, un prie-dieu, et qui à cette heure n’étaient plus que des coins ténébreux et des places blanchâtres. Jean Valjean avança avec précaution en évitant de se heurter aux meubles. Il entendait au fond de la chambre la respiration égale et tranquille de l’évêque endormi.

Il s’arrêta tout à coup. Il était près du lit. Il y était arrivé plus tôt qu’il n’aurait cru.

La nature mêle quelquefois ses effets et ses spectacles à nos actions avec une espèce d’à-propos sombre et Intelligent, comme si elle voulait nous faire réfléchir. Depuis près d’une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel, Au moment où Jean Valjean s’arrêta en face du lit, ce nuage se déchira, comme s’il l’eût fait exprès, et rayon de lune, traversant la longue fenêtre, vint éclairer subitement le visage pâle de l’évêque. Il dormait paisiblement. Il était presque vêtu dans son lit, à cause des nuits froides des Basses Alpes, d’un vêtement de laine ne qui lui couvrait les bras jusqu’aux poignets. Sa tête était renversée sur l’oreiller dans l’attitude abandonnée du repos; il laissait pendre hors du lit sa main ornée de l’anneau pastoral et d’où étaient tombées tant de bonnes œuvres et de saintes actions. Toute sa face s’illuminait d’une vague expression de satisfaction, d’espérance et de béatitude. C’était plus qu’un sourire et presque un rayonnement. Il y avait sur son front l’inexprimable réverbération d’une lumière qu’on ne voyait pas. L’âme des justes pendant le sommeil contemple un ciel mystérieux.

Un reflet de ce ciel était sur l’évêque. C’était en même temps une transparence lumineuse, car ce ciel était au dedans de lui. Ce ciel, c’était sa conscience.

Au moment où le rayon de lune vint se superposer, pour ainsi dire, à cette clarté intérieure, l’évêque endormi apparut comme dans une gloire. Cela pourtant resta doux et voilé d’un demi-jour ineffable. Cette lune dans le ciel, cette nature assoupie, ce jardin sans un frisson, cette maison si calme, l’heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne sais quoi de solennel et d’indicible au vénérable repos de ce sage, et enveloppaient d’une sorte d’auréole majestueuse et sereine ces cheveux blancs et ces yeux fermés, cette figure où tout était espérance et où tout était confiance, cette tête de vieil- lard et ce sommeil d’enfant.

Il y avait presque de la divinité dans cet homme ainsi auguste à son insu.
Jean Valjean, lui, était dans l’ombre, son chandelier de fer à la main, debout, immobile, effaré de ce vieillard lumineux. Jamais il n’avait rien vu de pareil. Cette confiance l’épouvantait. Le monde moral n’a pas de plus grand spectacle que celui-là: une conscience troublée et inquiète, parvenue au bord d’une mauvaise action, et contemplant le sommeil d’un juste.

Ce sommeil, dans cet isolement, et avec un voisin tel que lui, avait quelque chose de sublime qu’il sentait vaguement, mais impérieusement.

Nul n’eût pu dire ce qui se passait en lui, pas même lui. Pour essayer de s’en rendre compte, il faut rêver ce qu’il y a de plus violent en présence de ce qu’il y a de plus doux. Sur son visage même on n’eût rien pu distinguer avec certitude. C’était une sorte d’étonnement hagard. Il regardait cela. Voilà tout. Mais quelle était sa pensée? il eût été impossible de le deviner. Ce qui était évident, c’est qu’il était ému et bouleversé. Mais de quelle nature était cette émotion?

Son œil ne se détachait pas du vieillard. La seule chose qui se dégageât clairement de son attitude et de sa physionomie, c’était une étrange indécision. On eût dit qu’il hésitait entre les deux abîmes. Celui où l’on se perd et celui où l’on se sauve. Il semblait prêt à briser ce crâne ou à baiser cette main.

Au bout de quelques instants, son bras gauche se leva lentement vers son front, et il ôta sa casquette, puis son bras retomba avec la même lenteur, et Jean Valjean rentra dans sa contemplation, sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la main droite, ses cheveux hérissés sur sa tête farouche.

L’évêque continuait de dormir dans une paix profonde sous ce regard effrayant.

Un reflet de lune faisait confusément visible au- dessus de la cheminée le crucifix qui semblait leur ouvrir les bras à tous les deux, avec une bénédiction pour l’un et un pardon pour l’autre.

Tout à coup Jean Valjean remit sa casquette sur son front, puis marcha rapidement, le long du lit, sans regarder l’évêque, droit au placard qu’il entrevoyait près du chevet; il leva le chandelier de fer comme pour forcer la serrure; la clef y était; il l’ouvrit; la première chose qui lui apparut fut le panier d’argenterie; il le prit, traversa la chambre à grands pas sans précaution et sans s’occuper du bruit, gagna la porte, rentra dans l’oratoire, ouvrit la fenêtre, saisit un bâton, enjamba l’appui du rez-de-chaussée, mit l’argenterie dans son sac, jeta le panier, franchit le jardin, sauta par-dessus le mur comme un tigre, et s’enfuit.

(…)

XII

Comme le frère et la sœur allaient se lever de table, on frappa à la porte.

– Entrez, dit l’évêque.

La porte s’ouvrit. Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. Les trois hommes étaient des gendarmes; l’autre était Jean Valjean.

Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près de la porte. Il entra et s’avança vers l’évêque en faisant le salut militaire.

– Monseigneur… dit-il. A ce mot Jean Valjean, qui était morne et semblait abattu, releva la tête d’un air stupéfait.

– Monseigneur! Murmura-t-il. Ce n’est donc pas le curé? …

– Silence! dit un gendarme. C’est monseigneur l’évêque.

Cependant monseigneur Bienvenu s’était approché aussi vivement que son grand âge le lui permettait.

– Ah! Vous voilà! s’écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Et bien mais! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts?

Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre.

– Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai? Nous l’avons rencontré. Il allait comme quelqu’un qui s’en va. Nous l’avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie…

– Et il vous a dit, interrompit l’évêque en souriant, qu’elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit? Je vois la chose. Et vous l’avez ramené ici? C’est une méprise.

– Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ?

– Sans doute, répondit l’évêque. Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula.

– Est-ce que c’est vrai qu’on me laisse? dit-il d’une voix presque inarticulée et comme s’il parlait dans le sommeil.

– Oui, on te laisse, tu n’entends donc pas? dit un gendarme.

– Mon ami, reprit l’évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez-les.

Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d’argent : et les apporta à Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui pût déranger l’évêque.

Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d’un air égaré.

– Maintenant, dit l’évêque, allez en paix. -A propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la rue. Elle n’est fermée qu’au loquet jour et nuit.

Puis se tournant vers la gendarmerie: -Messieurs, vous pouvez vous retirer.

Les gendarmes s’éloignèrent.

Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir.

L’évêque s’approcha de lui, et lui dit à voix basse: -N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme.

Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il reprit avec une sorte de solennité:

-Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de Perdition, et je la donne à Dieu.

(…)

XIII  PETIT-GERVAIS

Jean Valjean sortit de la ville comme s’il s’échappait. Il se mit à marcher en toute hâte dans les champs, prenant les chemins et les sentiers qui se présentaient sans s’apercevoir qu’il revenait à chaque instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinée, n’ayant pas mangé et n’ayant pas faim. Il était en proie à une foule de sensations nouvelles. Il se sentait une sorte de colère; il ne savait contre qui. Il n’eût pu dire s’il était touché ou humilié. Il lui venait par moments un attendrissement, étrange qu’il combattait et auquel il opposait l’endurcissement de ses vingt dernières années. Cet état le fatiguait. Il voyait avec inquiétude s’ébranler au dedans de lui l’espèce de calme affreux que l’injustice de son malheur lui avait donné. Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eût vraiment mieux aimé être en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point passées ainsi; cela l’eût moins agité. Bien que la saison fût assez avancée, il y avait encore çà et là dans les haies quelques fleurs tardives dont l’odeur, qu’il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirs d’enfance. Ces souvenirs lui étaient presque insupportables, tant il y avait longtemps qu’ils ne lui étaient apparus.

Des pensées inexprimables s’amoncelèrent ainsi en lui toute la journée.

Comme le soleil déclinait au couchant, allongeant sur le sol l’ombre du moindre caillou, Jean Valjean était assis derrière un buisson dans une grande plaine rousse absolument déserte. Il n’y avait à l’horizon que les Alpes. Pas même le clocher d’un village lointain. Jean Valjean pouvait être à trois lieues de Digne. Un sentier qui coupait la plaine passait à quelques pas du buisson. Au milieu de cette méditation qui n’eût pas peu contribué à rendre ses haillons effrayants pour quelqu’un qui l’eût rencontré, il entendit un bruit joyeux. Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit savoyard d’une dizaine d’années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à marmotte sur le dos; un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon. Tout en chantant l’enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelques pièces de monnaie qu’il avait dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie il y avait une pièce de quarante sous. L’enfant s’arrêta à côté du buisson sans voir Jean Valjean et fit sauter sa poignée de sous que jusque-là il avait reçue avec assez d’adresse tout entière sur le dos de sa main. Cette fois la pièce de quarante sous lui échappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu’à Jean Valjean. Jean Valjean posa le pied dessus. Cependant l’enfant avait suivi sa pièce du regard, et l’avait vu. Il ne s’étonna point et marcha droit à l’homme. C’était un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, il n’y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. On n’entendait que les petits cris faibles d’une nuée d’oiseaux de passage qui traversaient le ciel à une hauteur immense. L’enfant tournait le dos au soleil qui lui mettait des fils d’or dans les cheveux et qui empourprait d’une lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean.

– Monsieur, dit le petit savoyard, avec cette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance et d’innocence, ma pièce?

– Comment t’appelles-tu? dit Jean Valjean.

– Petit Gervais, monsieur.

– Va-t’en, dit Jean Valjean.

– Monsieur, reprit l’enfant, rendez-moi ma pièce. Jean Valjean baissa la tête et ne répondit pas. L’enfant recommença:

– Ma pièce, monsieur !

L’œil de Jean Valjean resta fixé à terre.

– Ma pièce ! cria l’enfant, ma pièce blanche! mon argent !

Il semblait que Jean Valjean n’entendit point. L’enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et en même temps il faisait effort pour déranger le gros soulier ferré posé sur son trésor.

– Je veux ma pièce! ma pièce de quarante sous! L’enfant pleurait. La tête de Jean Valjean se releva. Il était toujours assis. Ses yeux étaient troubles. Il considéra l’enfant avec une sorte d’étonnement, puis il étendit la main vers son bâton et cria d’une voix terrible: -Qui est là?

– Moi, monsieur, répondit l’enfant. Petit-Gervais! Moi! Moi! Rendez-moi mes quarante sous, s’il vous plait ! Ôtez votre pied, monsieur, s’il vous plait !

Puis irrité, quoique tout petit, et devenant presque menaçant:

– Ah çà, ôterez-vous votre pied ? Ôtez donc votre pied, voyons.

– Ah! C’est encore toi! dit Jean Valjean, et se dressant brusquement tout debout, le pied toujours sur la pièce d’argent, il ajouta: -Veux-tu bien te sauver!

L’enfant effaré le regarda, puis commença à trembler de la tête aux pieds, et, après quelques secondes de stupeur, se mit à s’enfuir en courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un cri.

Cependant à une certaine distance l’essoufflement le força de s’arrêter, et Jean Valjean, à travers sa rêverie, l’entendit qui sanglotait.

Au bout de quelques instants l’enfant avait disparu. Le soleil s’était couché.

L’ombre se faisait autour de Jean Valjean. Il n’avait pas mangé de la journée; il est probable qu’il avait la fièvre.

Il était resté debout, et n’avait pas changé d’attitude depuis que l’enfant s’était enfui. Son souffle soulevait sa poitrine à des intervalles longs et inégaux. Son regard, arrêté à dix ou douze pas devant lui, semblait étudier avec une attention profonde la forme d’un vieux tesson de faïence bleue tombé dans l’herbe. Tout à coup il tressaillit; il venait de sentir le froid du soir.

Il raffermit sa casquette sur son front, chercha machinalement à croiser et à boutonner sa blouse, fit un pas, et se baissa pour reprendre à terre son bâton.

En ce moment il aperçut la pièce de quarante sous que son pied avait à demi enfoncée dans la terre et qui brillait parmi les cailloux.

Ce fut comme une commotion galvanique. – Qu’est-ce que c’est que ça? dit-il entre ses dents. Il recula de trois pas, puis s’arrêta, sans pouvoir détacher son regard de ce point que son pied avait foulé l’instant d’auparavant, comme si cette chose qui luisait là dans l’obscurité eût été un œil ouvert fixé sur lui.

Au bout de quelques minutes, il s’élança convulsivement vers la pièce d’argent, la saisit, et, se redressant, se mit à regarder au loin dans la plaine, jetant à la fois ses yeux vers tous les points de l’horizon, debout et frissonnant comme une bête fauve effarée qui cherche un asile.

Il ne vit rien. La nuit tombait, la plaine était froide et vague, de grandes brumes violettes montaient dans la clarté crépusculaire.

Il dit: Ah ! et se mit à marcher rapidement dans une certaine direction, du côté où l’enfant avait disparu. Après une centaine de pas, il s’arrêta, regarda, et ne vit rien.

Alors il cria de toute sa force: Petit-Gervais! Petit-Gervais!

Il se tut, et attendit. Rien ne répondit.

La campagne était déserte et morne. Il était environné de l’étendue. Il n’y avait rien autour de lui qu’une ombre où se perdait son regard et un silence où sa voix se perdait.

Une bise glaciale soufflait, et donnait aux choses autour de lui une sorte de vie lugubre. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras maigres avec une furie incroyable. On eût dit qu’ils menaçaient et poursuivaient quelqu’un.

Il recommença à marcher, puis il se mit à courir, et de temps en temps il s’arrêtait, et criait dans cette solitude, avec une voix qui était ce qu’on pouvait entendre de plus formidable et de plus désolé: Petit-Gervais! Petit-Gervais!

Certes, si l’enfant l’eût entendu, il eût eu peur et se fût bien gardé de se montrer. Mais l’enfant était sans doute déjà bien loin.

Il rencontra un prêtre qui était à cheval. Il alla à lui et lui dit :

– Monsieur le curé, avez-vous vu passer un enfant? -Non, dit le prêtre.

– Un nommé Petit-Gervais? -Je n’ai vu personne.

Il tira deux pièces de cinq francs de sa sacoche et les remit au prêtre.

– Monsieur le curé, voici pour vos pauvres. -Monsieur le curé, c’est un petit d’environ dix ans qui a une marmotte, je crois, et une vielle. il allait. Un de ces savoyards, vous savez?

– Je ne l’ai point vu.
– Petit-Gervais ? il n’est point des villages d’ici ?pouvez-vous me dire?

– Si c’est comme vous dites, mon ami, c’est un petit enfant étranger. Cela passe dans le pays. On ne les connaît pas.

Jean Valjean prit violemment deux autres écus de cinq francs qu’il donna au prêtre.

-Pour vos pauvres, dit-il.

Puis il ajouta avec égarement: -Monsieur l’abbé, faites-moi arrêter: Je suis un voleur.

Le prêtre piqua des deux et s’enfuit très effrayé. Jean Valjean se remit à courir dans la direction qu’il avait d’abord prise.

Il fit de la sorte un assez long chemin, regardant, appelant, criant, mais il ne rencontra plus personne. Deux ou trois fois il courut dans la plaine vers quelque chose qui lui faisait l’effet d’un être couché ou accroupi; ce n’était que des broussailles ou des roches à fleur de terre. Enfin, à un endroit où trois sentiers se croisaient, il s’arrêta. La lune s’était levée. Il promena sa vue au loin et appela une dernière fois: Petit-Gervais! Petit- Gervais! Petit-Gervais! Son cri s’éteignit dans la brume, sans même éveiller un écho. Il murmura encore: Petit-Gervais! mais d’une voix faible et presque inarticulée. Ce fut là son dernier effort; ses jarrets fléchirent brusquement sous lui comme si une puissance invisible l’accablait tout à coup du poids de sa mauvaise conscience; il tomba épuisé sur une grosse pierre, les poings dans ses cheveux et le visage dans ses genoux, et il cria: Je suis un misérable!

Alors son cœur creva et il se mit à pleurer : C’était la première fois qu’il pleurait depuis dix-neuf ans.

Quand Jean Valjean était sorti de chez l’évêque, on l’a vu, il était hors de tout ce qui avait été sa pensée jusque-là. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se roidissait contre l’action angélique et contre les douces paroles du vieillard. «Vous m’avez promis de devenir honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la retire à l’esprit de perversité et je la donne au bon Dieu. » Cela lui revenait sans cesse. Il opposait à cette indulgence céleste l’orgueil, qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé; que son endurcissement serait définitif s’il résistait à cette clémence; que, s’il cédait, il faudrait renoncer à cette haine dont les actions des autres hommes avaient rempli son âme pendant tant d’années, et qui lui plaisait; que cette fois il fallait vaincre ou être vaincu, et que la lutte, une lutte colossale et décisive, était engagée entre sa méchanceté à lui et la bonté de cet homme.

En présence de toutes ces lueurs, il allait comme un homme ivre. Pendant qu’il marchait ainsi, les yeux hagards, avait-il une perception distincte de ce qui pourrait résulter pour lui de son aventure à Digne? Entendait-il tous ces bourdonnements mystérieux qui avertissent ou importunent l’esprit à de certains moments de la vie? Une voix lui disait-elle à l’oreille qu’il venait de traverser l’heure solennelle de sa destinée, qu’il n’y avait plus de milieu pour lui, que si désormais il n’était pas le meilleur des hommes il en serait le pire, qu’il fallait pour ainsi dire que maintenant il montât plus haut que l’évêque ou retombât plus bas que le galérien, que s’il voulait devenir bon il fallait qu’il devînt ange; que s’il voulait rester méchant il fallait qu’il devînt monstre?

Ici encore il faut se faire ces questions que nous nous sommes déjà faites ailleurs, recueillait-il confusément quelque ombre de tout ceci dans sa pensée? Certes, le malheur, nous l’avons dit, fait l’éducation de l’intelligence ; cependant il est douteux que Jean Valjean fût en état de démêler tout ce que nous indiquons ici. Si ces idées lui arrivaient, il les entrevoyait plutôt qu’il ne les voyait, et elles ne réussissaient qu’à le jeter dans un trouble insupportable et presque douloureux. Au sortir de cette chose difforme et noire qu’on appelle le bagne, l’évêque lui avait fait mal à l’âme comme une clarté trop vive lui eût fait mal aux yeux en sortant des ténèbres. La vie future, la vie possible qui s’offrait désormais à lui toute pure et toute rayonnante le remplissait de frémissements et d’anxiété. Il ne savait vraiment plus où il en était. Comme une chouette qui verrait brusquement se lever le soleil, le forçat avait été ébloui et comme aveuglé par la vertu.

Ce qui était certain, ce dont il ne se doutait pas, c’est qu’il n’était déjà plus le même homme, c’est que tout était changé en lui, c’est qu’il n’était plus en son pouvoir de faire que l’évêque ne lui eût pas parlé et ne l’eût pas touché.

Dans cette situation d’esprit, il avait rencontré Petit-Gervais et lui avait volé ses quarante sous. Pourquoi? Il n’eût assurément pu l’expliquer; était-ce un dernier effet et comme un suprême effort des mauvaises pensées qu’il avait apportées du bagne, un reste d’impulsion, un résultat de ce qu’on appelle en statique la force acquise? C’était celai et c’était aussi peut-être moins encore que cela. Disons-le simplement, ce n’était pas lui qui avait volé, ce n’était pas l’homme, c’était la bête qui, par habitude et par instinct, avait stupidement posé le pied sur cet argent, pendant que l’intelligence se débattait au milieu de tant d’obsessions inouïes et nouvelles. Quand l’intelligence se réveilla et vit cette action de la brute, Jean Valjean recula avec angoisse et poussa un cri d’épouvante.

C’est que, phénomène étrange et qui n’était possible que dans la situation où il était, en volant cet argent à cet enfant, il avait fait une chose dont il n’était déjà plus capable.

Quoi qu’il en soit, cette dernière mauvaise action eut sur lui un effet décisif; elle traversa brusquement ce chaos qu’il avait dans l’intelligence et le dissipa, mit d’un côté les épaisseurs obscures et de l’autre la lumière, et agit sur son âme, dans l’état où elle se trouvait, comme de certains réactifs chimiques agissent sur un mélange trouble en précipitant un élément et en clarifiant l’autre.

Tout d’abord, avant même de s’examiner et de réfléchir, éperdu, comme quelqu’un qui cherche à se sauver, il tâcha de retrouver l’enfant pour lui rendre son argent, puis, quand il reconnut que cela était inutile et impossible, il s’arrêta désespéré. Au moment où il s’écria: je suis un misérable! il venait de s’apercevoir tel qu’il était, et il était déjà à ce point séparé de lui-même, qu’il lui semblait qu’il n’était plus qu’un fantôme, et qu’il avait là devant lui, en chair et en os, le bâton à la main, la blouse sur les reins, son sac rempli d’objets volés sur le dos, avec son visage résolu et morne, avec sa pensée pleine de projets abominables, le hideux galérien Jean Valjean.

L’excès du malheur, nous l’avons remarqué, l’avait fait en quelque sorte visionnaire. Ceci fut donc comme une vision. Il vit véritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre devant lui. il fut presque au moment ,de se demander qui était cet homme, et il en eut horreur.

Son cerveau était dans un de ces moments violents et pourtant affreusement calmes où la rêverie est si profonde qu’elle absorbe la réalité. On ne voit plus les objets qu’on a autour de soi, et l’on voit comme en dehors de soi les figures qu’on a dans l’esprit.

Il se contempla donc, pour ainsi dire, face à face, et en même temps, à travers cette hallucination, il voyait dans une profondeur mystérieuse une sorte de lumière qu’il prit d’abord pour un flambeau. En regardant avec plus d’attention cette lumière qui apparaissait à sa conscience, il reconnut qu’elle avait la forme humaine, et que ce flambeau était l’évêque.

Sa conscience considéra tour à tour ces deux hommes ainsi placés devant elle, l’évêque et Jean Valjean. Il n’avait pas fallu moins que le premier pour détremper le second. Par un de ces effets singuliers qui sont propres à ces sortes d’extases, à mesure que sa rêverie se prolongeait, l’évêque grandissait et resplendissait à ses yeux, Jean Valjean s’amoindrissait et s’effaçait. A un certain moment il ne fut plus qu’une ombre. Tout à coup il disparut. L’évêque seul était resté.

Il remplissait toute l’âme de ce misérable d’un rayonnement magnifique.

Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura à chaudes larmes, il pleura à sanglots, avec plus de faiblesse qu’une femme, avec plus d’effroi qu’un enfant. Pendant qu’il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son cerveau, un jour extraordinaire, un jour ravissant et terrible à la fois. Sa vie passée, sa première faute, sa longue expiation, son abrutissement extérieur, son endurcissement intérieur, sa mise en liberté réjouie par tant de plans de vengeance, ce qui lui était arrivé chez l’évêque, la dernière chose qu’il avait faite, ce vol de quarante sous à un enfant, crime d’autant plus lâche et d’autant plus monstrueux qu’il venait après le pardon de l’évêque, tout cela lui revint et lui apparut, clairement, mais dans une clarté qu’il n’avait jamais vue jusque-là. Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible; son âme, et elle lui parut affreuse. Cependant un jour doux était sur cette vie et sur cette âme. Il lui semblait qu’il voyait Satan à la lumière du paradis. Combien d’heures pleura-t-il ainsi? Que fit-il après avoir pleuré? Où alla-t-il ? On ne l’a jamais su. Il parait seulement avéré que, dans cette même nuit, le voiturier qui faisait à cette époque le service de Grenoble et qui arrivait à Digne vers trois heures du matin, vit en traversant la rue de l’évêché un homme dans l’attitude de la prière, à genoux sur le pavé, dans l’ombre, devant la porte de monseigneur Bienvenu.

(…)

Nous avons tiré ces extraits de l’édition d’Yves Gobin des Misérables, Folio classique, Editions Gallimard.